Le storytelling consiste à narrer l’histoire d’un vignoble véridique,
enjolivée ou inventée d’une marque de luxe. L’histoire d’un vin mythique
nourrit souvent l’imaginaire des consommateurs. Il semble qu’il n’y ait pas de
marque de luxe sans histoire et sans racine. Un beau récit donne de l’épaisseur
à la marque, de l’intemporalité. D’ailleurs, si l’histoire n’existe pas, il
faut l’inventer.* Les producteurs de vins racontent de nombreuses histoires à
propos de leurs productions : des histoires sur leur famille, sur leur
domaine, sur leur manière d’élaborer leurs produits. Parmi ces récits certains
font appel à l’histoire réelle d’un cru, d’autres utilisent des événements
marquants à leur profit et d’autres créent de toutes pièces leurs propres
mythes modernes. Afin d’illustrer ces tendances prenons pour exemple les
maisons de champagne.
Le premier type de récit s’appuie sur des faits authentiques comme
celui de la marque Veuve Clicquot Ponsardin fondée en 1772. Au décès de son
mari alors qu’elle est âgée de seulement 27 ans, la « grande dame de la
Champagne » au caractère énergique devint la première femme à diriger une
maison de champagne. La notoriété de la marque s’est construite sur l’image de
Madame Clicquot Ponsardin (1777-1866) et son statut de première femme
d’affaires de l’époque. Mais l’histoire authentique n’est pas un critère
suffisant pour faire exister une marque de luxe… Il faut pouvoir rattacher le
storytelling aux tendances modernes afin de perpétuer et de rendre le
mythe vivant : c’est cette stratégie qui a été adoptée lors de la création du prix Veuve Clicquot, décerné à la ‘femme entrepreneur de l’année’.
Jeanne Alexandrine Pommery (1819-1890), une autre veuve célèbre ayant dirigé la maison de champagne éponyme, peut, elle aussi, être considérée comme une pionnière dans la gestion réussie d’une entreprise à une période où seuls les hommes avaient accès à la direction.
Madame Pommery |
Plus près de nous, Madame Bollinger (1899-1977) est également considérée
en Champagne comme une grande femme d’affaires. Au décès de son mari en 1941,
elle pris les rênes de l’exploitation, traversa les années difficiles de
l’occupation, puis élabora une cuvée Bollinger RD « récemment
dégorgée », un champagne vieilli sur ses lies de longues années. Dès la fin
de la guerre, elle se rendit aux Etats-Unis avant ses principaux concurrents
pour faire connaître sa marque et elle y rencontra un franc succès.
Le second type de récit tient à l’appropriation d’événements historiques au
profit d’une marque récente comme c’est le cas pour le champagne Dom Pérignon,
une invention récente.La maison Moët-et-Chandon produisit des cuvées d’exception qu’elle
commercialisa en 1936 sous la marque Dom Pérignon, faisant ainsi revivre la
légende de l’invention du champagne par le moine bénédictin Pierre Pérignon
(1638-1715), cellérier de l’abbaye Saint Pierre d’Hautevillers de 1668 à 1715.
La croyance populaire raconte qu’en 1655, il transforma, par erreur, un vin de
paille en vin effervescent, le champagne. Contrairement à cette légende, Dom
Pérignon n’a pas inventé le vin pétillant, mais il a grandement contribué à
l’amélioration de la qualité des vins blancs de sa région et introduit l’usage
du bouchon de champagne. En effet, le témoignage le plus ancien de l’invention
d’un vin pétillant remonte à 1531, date à laquelle les moines bénédictins de
l’abbaye de Saint Hilaire, près de Carcassonne, produisirent la Blanquette de
Limoux.* Consommé à la cour de Versailles, le champagne avait la réputation
d’embellir les femmes. Plus encore, selon les récits populaires, la forme de la
coupe à champagne fut copiée sur la forme du sein de Madame de Pompadour.
Le troisième type de récit consiste à la création d’une nouvelle légende
contemporaine. « Ace of Spade » la gamme de champagne de Armand de
Brignac a gagné ses lettres de noblesse en commercialisant des bouteilles de
grandes contenances destinées aux célébrations sportives. Progressivement, les
milieux musicaux l’ont adoptée et notamment par le monde du rap. La marque a
été introduite aux U.S.A. fin 2006 par Sovereign Brands en association avec les
champagnes Cattier. Le rappeur américain J. Zay, amateur passionné de la marque
a annoncé l’avoir achetée début novembre 2014. Nouveau propriétaire, le célèbre
chanteur a demandé à ses fans de boycotter la marque concurrente Cristal de
Roederer après que la compagnie ait déclarée qu’elle « n’aimait pas la
clientèle des rappeurs. »**
Observons maintenant les pratiques des domaines viticoles bordelais. Le
rôle principal de l’association de l’Union des Grands Crus de Bordeaux (UGCB)
consiste à promouvoir l’image de ses adhérents. Le guide annuel publié par cet
organisme présente les descriptions des 133 domaines relatant l’histoire et les
caractéristiques de chaque propriété. Il est distribué gratuitement aux
différents acteurs de la filière : coutiers, négociants, distributeurs
internationaux. Les textes d’environ 150 à 300 mots accompagnant les photos de
chaque château révèlent les grands thèmes utilisés dans les story-tellings des
grands crus bordelais : histoire du vignoble, famille, position
géographique et géologie, cépages et assemblages, techniques de vinification,
description des vins, capacité au vieillissement, partenaires financiers, art
et culture, certifications en vin biologiques, investissements techniques,
consommateurs ; soit au total une douzaine de thèmes.
Le descriptif du château Léoville Barton illustre parfaitement quelques uns
de ces thèmes :
En 1826, Hugh Barton,
déjà propriétaire du château Langoa Barton, acheta une partie du grand domaine
de Leoville qui devint alors Léoville Barton. La propriété appartient toujours
à la famille Barton ; elle est classée Deuxième Grand Cru et est située au
milieu de l’appellation Saint-Julien. Les propriétaires actuel croient
énormément en l’importance du terroir et par conséquent produisent un vrai
Saint Julien, d’une grande finesse et d’un équilibre parfait évitant la
tendance d’extration excessive et des degrés élevés. Deux fois dans l’histoire
des Barton, un membre de la famille a été obligé de fuir la France ; Hugh,
en 1793, pendant la Révolution française, est retourné en Irlande après un bref
séjour à la prison de Bordeaux. Quatre générations plus tard, Ronald Barton a
aussi été obligé de quitter Bordeaux, en 1940, juste avant l’arrivée des
troupes allemandes. Il est revenu en 1945 pour faire l’un des plus beaux
millésimes jamais réalisés.*
Suivent comme pour les autres grands crus répertoriés dans l’ouvrage, les
détails techniques de la propriété : nombre d’hectares, encépagement,
production, géologie, élevage et nom du second vin produit à la propriété. On
le voit clairement ici, le récit évoque les illustres ancêtres, la position
géographique, la description du produit, la stratégie qualitative et la
ténacité des membres de la famille qui même dans l’adversité restent fidèles à
un terroir au potentiel qualitatif
exceptionnel.
Bien souvent, l’ancienneté d’une maison ne suffit nullement à entrer dans
l’univers du luxe. L’observation des storytelling des crus les plus réputés
révèle à quel point ces marques sont souvent reliées aux célébrités de ce monde
aussi bien dans les temps anciens que dans le monde moderne. Les grands noms
servent la notoriété des grands terroirs. Le château Haut Brion à Pessac peut
citer des personnages prestigieux et leurs commentaires pour asseoir leur
suprématie : le philosophe anglais John Locke en 1677, le philosophe
allemand Hegel, Thomas Jefferson en 1787 furent enthousiastes dans leurs
descriptions.
Si toutes les marques de vins réputés ne peuvent entrer dans la catégorie
des vins de luxe, toutes celles qui en font partie ne peuvent se passer d’un
story-telling parfaitement pensé et calibré.
** Union des Grands Crus de Bordeaux,
Edition Féret, 2013, p.138
Biographie de l’auteur :
Loïc Le Roy est bordelais. Il réside à Montréal au Canada depuis 2016.
Après avoir suivi des études en marketing, techniques de commercialisation et exportation à Bordeaux, il a travaillé une dizaine d’années en tant que responsable des ventes pour un groupe agro-alimentaire international, diffusant une large gamme de produits destinés aux enseignes de la Grande Distribution. En 1989, Loïc s’oriente vers le coaching en performance auprès de capitaines d’industrie en Asie. A partir de 1994, par le biais de dirigeants d’entreprises, il met en place des formations spécifiques en préparation psychologique destinées aux athlètes de haut niveau. Son attrait pour la performance humaine l’a amené à présenter en 2008 une thèse en Sciences du Sport à l’Université de Bordeaux intitulée : « La préparation psychologique du sportif : l’esprit et la performance du Moyen Age à nos jours ».
Dès 1999, enseigne dans plusieurs écoles de commerce le management des unités commerciales, la communication et le marketing du vin.
Depuis avril 2012, il publie des articles sur son blog Mémoires de Vins
En 2014, il s'est spécialisé en "psychologie de la dégustation des vins et spiritueux" ; l'objectif étant d'aider les participants à mieux comprendre, appréhender et gérer les processus perceptifs et émotionnels à l'oeuvre au cours des dégustations.
Il conçoit et édite des programmes axés sur la performance humaine qui sont accessibles sur son site loicleroyonline.com
Après avoir suivi des études en marketing, techniques de commercialisation et exportation à Bordeaux, il a travaillé une dizaine d’années en tant que responsable des ventes pour un groupe agro-alimentaire international, diffusant une large gamme de produits destinés aux enseignes de la Grande Distribution. En 1989, Loïc s’oriente vers le coaching en performance auprès de capitaines d’industrie en Asie. A partir de 1994, par le biais de dirigeants d’entreprises, il met en place des formations spécifiques en préparation psychologique destinées aux athlètes de haut niveau. Son attrait pour la performance humaine l’a amené à présenter en 2008 une thèse en Sciences du Sport à l’Université de Bordeaux intitulée : « La préparation psychologique du sportif : l’esprit et la performance du Moyen Age à nos jours ».
Dès 1999, enseigne dans plusieurs écoles de commerce le management des unités commerciales, la communication et le marketing du vin.
Depuis avril 2012, il publie des articles sur son blog Mémoires de Vins
En 2014, il s'est spécialisé en "psychologie de la dégustation des vins et spiritueux" ; l'objectif étant d'aider les participants à mieux comprendre, appréhender et gérer les processus perceptifs et émotionnels à l'oeuvre au cours des dégustations.
Il conçoit et édite des programmes axés sur la performance humaine qui sont accessibles sur son site loicleroyonline.com