lundi 30 avril 2012

France - le système des primeurs en Bordelais par Loïc Le Roy

Le système des primeurs en Bordelais 
Vers une Révolution ...


Le Château Latour, un des cinq Premier Grand Cru Classé 1855 du Médoc, a décidé de quitter le système de ventes en primeur, une spécificité respectée par l'ensemble des acteurs du négoce bordelais. Dans une lettre datée du 13 avril adressée aux courtiers et négociants de la place de Bordeaux, le directeur de Château Latour, Frédéric Engerer exprime ses motivations "A partir du millésime 2012, nos vins seront mis en marché au moment où nous estimerons qu'ils sont prêts à boire, et non plus comme ces dernières années en primeur".*

Instauré par le négoce Bordelais dans les années 1970 afin d'aider les propriétés à vendre leur production, le système des primeurs permet aux maisons de négoce d'acheter et de payer aux propriétés le vin deux à trois ans avant sa mise sur le marché.


Les usages de la vente en primeur sont bien réglés : la propriété récolte entre septembre et décembre pour les vendanges les plus tardives ; la première semaine du mois d'avril suivant, l'Union des Grands Crus de Bordeaux organise le grand rendez-vous des primeurs regroupant courtiers, négociants et journalistes qui viennent déguster les productions. Les acteurs de la profession évaluent le millésime et les performances des différentes propriétés décernant notes et satisfecit. A la suite de ces évaluations, les domaines fixent leurs prix. Une fois les tarifs publiés, les négociants peuvent effectuer leurs achats par l'intermédiaire de courtiers commissionnés (2%) sous formes d'"allocations" fixant les quantités et les conditions de ventes attribuées à chaque 'négociant-allocataire'. Les maisons de négoce procèdent alors à la vente "en primeur" auprès des particuliers avant leur mise physique sur le marché. Il leur faut dans le même temps honorer leur contrat, à savoir, régler la marchandise - généralement en 3 versements. Par exemple, pour la récolte 2011, les dates butoirs de règlement sont établies aux 15 septembre 2012, 15 décembre 2012 et au 15 mars 2013, pour une livraison prévue fin 2013.


Ce système apporte aux propriétés une visibilité commerciale immédiate après la récolte tout en leur garantissant le règlement complet des ventes avant livraison. Elles sont assurées également de réaliser des marges conséquentes comprises entre 80 et 90% de leur chiffre d'affaire : pour l'exercice 2009 le Château Lafite Rotschild a réalisé un C.A de 80.8 millions d'euros pour un bénéfice de 70.2 millions €. Le Château Latour a fait apparaître, pour sa part, un C.A de 31.5 millions d'euros pour un bénéfice de 24.8 millions €. Le Château Margaux a porté son C.A à 30.2 millions d'euros pour un bénéfice de 18.8 millions €. Enfin, le Château Cheval Blanc a réalisé un C.A de 22 millions d'euros pour un bénéfice de 14 millions €. Et encore, ces chiffres ne tiennent pas compte des millésimes exceptionnels 2009 et 2010 qui ont vus leurs prix exploser sous l'effet de la demande chinoise. Ces rentrées financières permettent des investissements pharaoniques comme ce magnifique nouveau chai à Cheval Blanc, réalisé par l'architecte Christian de Portzamparc, dont le coût est estimé à 12-13 millions d'euros.

Entrée du Château Latour à Pauillac
Le système des primeurs offre l'opportunité aux négociants de bénéficier de produits phares leurs permettant de faire des marges importantes lorsque le marché est haussier. Au cours des trente dernières années les maisons de négoce ont pu réaliser des plus values substantielles sur les meilleurs millésimes grâce à l'envolée des prix entre la vente en primeur et le prix de mise en vente définitif. Pour exemple, le millésime 2008 du Château Latour qui s'est négocié au tarif primeur de 196$ la bouteille est aujourd'hui côté 1047$.

C'est donc l'ensemble des acteurs des ventes en primeur (domaines, courtiers, maisons de négoce) qui bénéficient de ce système de vente tout à la fois, motivant, subtil et efficace.

Suivant les années, les ventes sont orientées vers une tendance "spéculative" pour les meilleurs millésimes et vers une tendance "non spéculative" pour ceux qui sont jugés moins qualitatifs. Les années spéculatives sont accessibles principalement aux fonds d'investissements et aux amateurs fortunés ; les années non spéculatives sont destinées davantage aux connaisseurs et aux habitués d'un domaine. Une mauvaise appréciation du marché par le domaine peut mener à un phénomène de mévente. C'est ce qui s'est passé pour le 2006 du Château Cheval Blanc. Proposé en primeur à un prix spéculatif identique à celui du millésime 2005 - 400€ la bouteille de 75 cl HT. Les effets ont été négatifs : tout d'abord, les amateurs du Cru n'ont pu acheter ce 2006 hors de prix et de plus ils ont fait souvent le choix d'acheter des vins issus de domaines aussi prestigieux mais à un tarif beaucoup plus attractif. Quant aux négociants, ils ont certes acheté leurs quotas afin de maintenir le niveau de leur allocation annuelle, mais pour ensuite déprécier ces produits.

La spéculation sur les vins de Bordeaux n'est pas un phénomène nouveau. Sous l'impulsion de Robert Parker, le marché nord-américain a alimenté la flambée des prix sur les grands vins de Bordeaux à partir du début des années 1980. Selon lui, c'est sa prise de position sur le millésime 1982 qui l'a fait connaître au plus grand nombre : "Durant la crise du vin, j'ai donné d'excellentes critiques des Bordeaux et les consommateurs m'ont suivi dans mes choix"**. Ses évaluations et ses conseils d'achat, basés sur un système de notation sur 100, ont été suivis par les amateurs de vins, alimentant la flambée des prix.
A partir des années 2000-2005, le marché chinois a pris le relais, relançant la spéculation.

Quelles sont les raisons qui ont poussées le Château Latour, propriété d'Artémis, Fond d'investissement lancé par le milliardaire François Pinault (Groupe PPR), de sortir du jeu ? Officiellement, selon Monsieur Engerer, il s'agit d'abord d'éviter que les bouteilles prestigieuses de ce vin réputé pour sa capacité de garde ne soient ouvertes et dégustées trop jeunes. Le but est donc de réduire les échanges commerciaux avant que le produit soit arrivé à maturité. Le grand vin de Château Latour vieillira donc en chai certainement une dizaine d'années et pour le second vin, Les forts de Latour, il faudra attendre six à sept ans. Pour le troisième vin du château, Pauillac de Château Latour, livré traditionnellement seulement quelques années après la récolte, rien ne devrait changer.

Mais une autre raison, peut-être moins avouable - et de nature purement financière - peut motiver le domaine... Envisager de conserver la totalité de la marge "spéculative" plutôt que de l'abandonner aux maisons de négoce.

Cette nouvelle tendance qui se fait jour chez certains Grands Crus Classés de Bordeaux qui consiste à vouloir sortir du système des primeurs n'est pas si surprenante qu'elle n'y paraît... Il y a quelques semaines déjà, Pierre Lurton, Directeur Général du Château d'Yquem, qui appartient au milliardaire français Bernard Arnault (groupe LVMH) annonçait qu'il avait décidé de confier une partie de la distribution en Asie du célèbre vin blanc liquoreux à une des divisions du groupe, Moët et Chandon.***

Le modèle de la vente "en direct" - cher aux maisons de Champagne - est très tentante pour les meilleurs domaines Bordelais, car il facilite grandement le contrôle total du circuit de distribution, restreint le nombre d'intermédiaires (on dénombre jusqu'à 4 ou 5 intermédiaires avec la vente en primeur, chacun prélevant sa marge) et au final diminue la facture du consommateur final. S'ils adoptent cette méthode plus directe, les propriétés peuvent espérer mieux maîtriser leur image de marque et leur notoriété. Ils pourront peut-être éviter l'effet désastreux provoqué par la vente de leurs produits à prix super bradés, réalisée par certains distributeurs américains, qui, pris dans la tourmente de la crise des "subprimes" à l'été 2008, avaient été contraints de solder leurs meilleurs flacons afin de rentrer de l'argent frais et ainsi d'éviter la faillite.

C'est aujourd'hui, sur le chemin d'une maîtrise complète de leur distribution et donc de leur image de marque que les Grands Crus de Bordeaux se sont engagés.

Reste à observer ce que vont décider les autres prestigieux domaines Bordelais...




* Lettre révélée par Laurent Abadie, Agence France-Presse (AFP) à Bordeaux.
** Interview "Charlie Rose: An Interview with Robert Parker" lundi 26 juillet 1999
+ "Charlie Rose: An hour about wine with critic Robert Parker" mardi 24 avril 2001
*** Entretien avec Pierre Lurton, Château Cheval Blanc, le 4 avril 2012.



Biographie de l’auteur :
Loïc Le Roy est bordelais. Il réside à Montréal au Canada depuis 2016. 
Après avoir suivi des études en marketing, techniques de commercialisation et exportation à Bordeaux, il a travaillé une dizaine d’années en tant que responsable des ventes pour un groupe agro-alimentaire international, diffusant une large gamme de produits  destinés aux enseignes de la Grande Distribution. En 1989, Loïc s’oriente vers le coaching en performance auprès de capitaines d’industrie en Asie. A partir de 1994,  par le biais de dirigeants d’entreprises, il met en place des formations spécifiques en préparation psychologique destinées aux athlètes de haut niveau. Son attrait pour la performance humaine l’a amené à présenter en 2008 une thèse en Sciences du Sport à l’Université de Bordeaux intitulée : « La préparation psychologique du sportif : l’esprit et la performance du Moyen Age à nos jours ».
Dès 1999, enseigne dans plusieurs écoles de commerce le management des unités commerciales, la communication et le marketing du vin. 
Depuis avril 2012, il publie des articles sur son blog Mémoires de Vins
En 2014, il s'est spécialisé en "psychologie de la dégustation des vins et spiritueux" ; l'objectif étant d'aider les participants à mieux comprendre, appréhender et gérer les processus perceptifs et émotionnels à l'oeuvre au cours des dégustations. 

Il conçoit et édite des programmes axés sur la performance humaine qui sont accessibles sur son site loicleroyonline.com

Depuis 2016, il est également chroniqueur vin.